Comment mesurer ce que l’on fait ?
-
Il est indéniable qu’il y aura toujours une grande différence entre ce qui relève de l’organisation de l’action vue par l’institution (administration) et par la mise en œuvre de cette action par les acteurs de « terrain ».
Il n’y a pas d’adéquation entre ces deux logiques, tant la culture et l’organisation de l’action institutionnelle procèdent d’une démarche bureaucratique, ce qui s’oppose par définition, à l’action innovante du « terrain » qui elle, se développe dans une culture de l’expérimentation qui se cherche en permanence – le risque et l’incertitude étant alors ces composantes obligées.
Pourtant, et ce n’est pas là le moindre des paradoxes, ces deux logiques ont besoin de marcher ensemble. La question est alors : comment trouver le point d’équilibre, quand d’une part des professionnels tentent – à partir de leurs savoirs – de construire une réponse à un problème qui est devenu leur quotidien et d’autre part, lorsqu’une institution – souvent sous injonction politique – tente elle aussi de trouver une solution au même problème ?
Dans cette phase de convergence, l’intérêt est commun. Et souvent, face à l’adversité, une composante de l’institution prend le risque d’aider les acteurs de « terrain » : aider, cela signifie financer l’action, ce qui permet d’expérimenter de nouvelles solutions. Ce fut le cas pour les réseaux de santé, la politique de réduction des risques chez les usagers de drogues, pour la lutte contre la précarité avec les PRAPS, avec les Ateliers Santé Ville, avec les conventions adultes-relais et aujourd’hui avec les Maisons de Santé, l’Education Thérapeutique du Patient, la santé communautaire … toutes ces transformations issues des acteurs de terrains subissent des « fortunes diverses » et beaucoup s’épuisent sous les méfaits de l’évaluation.
En effet l’utilisation des fonds publics nécessite – à juste titre – de connaître le plus possible, quelle est l’utilisation de cet argent et surtout si cela correspond bien à la nature de l’action financée. Mais comment mesurer ce qui est fait du point de vue quantitatif et qualitatif ? C’est ici que l’évaluation fait son entrée.
Mesurer le quantitatif semble plus facile. Faut-il encore savoir ce que l’on compte ?
Du point de vue institutionnel – en ce qui nous concerne – c’est mesurer la « file active », c’est à dire le nombre de personnes recevant les effets de l’action. Cette mesure n’est pas aussi facile que cela peut paraître : faut-il compter les individus ? les familles ? les ayants droits ? le nombre de rencontre ? un appel téléphonique est il une rencontre ?
Bref, tout cela nécessite de la concertation et ce n’est pas toujours le cas.
L’institution impose le mode de calcul qu’elle connait, ce qui est souvent impossible à faire.
Ensuite vient l’évaluation qualitative et là, c’est très divergeant. L’institution appréhende la réalité à partir des représentations qu’elle en a.
Ces représentations se construisent sur plusieurs critères, ceux de la formation initiale dans les grandes écoles : celle de science-po n’est pas la même que celle de l’ENA, qui n’est pas la même que celle de l’école de santé publique, qui diffère de celle de la formation en sciences sociales, … Ensuite intervient le milieu social d’origine, puis les rencontres aléatoires de la vie… Le résultat est qu’il n’y a pas d’adéquation entre cette représentation qui va conduire à l’évaluation institutionnelle et la réalité. Comment mesurer l’indicible ? Comment mesurer – au fil de l’action – les petites conquêtes contre la précarité ? Comment mesurer la diminution de la vulnérabilité au sein de cette famille ? Comment mesurer le progrès sur l’appropriation de la parentalité au sein cette famille monoparentale ? Comment mesurer le mieux être après un atelier estime de soi ? … Pour régler le problème, l’institution utilise des instruments de mesure qu’elle maîtrise : les questionnaires, les entretiens, les enquêtes ; elle diligente de plus en plus des cabinets d’audits, des professionnels de l’évaluation. Il faut tout analyser pour mesurer la performance, pour connaître la rentabilité du projet. Mais à vouloir tout savoir on étouffe l’action, on démobilise les acteurs, on casse la dynamique, on aggrave la précarité et l’institution peut alors décider si l’action était pertinente ou ne l’était pas (c’est souvent le cas avec l’IGAS).
Le constat est amer. La démobilisation, la déception des professionnels sont souvent la résultante de l’évaluation. Et pourtant, nous pourrions mener plus facilement la lutte contre les inégalités sociales de santé si nous étions capables de parts et d’autres, de construire un véritable partenariat dépossédé de ces représentations négatives réciproques. Mais pour cela, il faut que la puissance publique commence par faire confiance et respecte les acteurs du « terrain » : il y a encore du travail.